Les présages annonciateurs de la mort de Claude

Suétone, La vie des douze Césars

Praesagia mortis eius praecipua fuerunt : : Les principaux présages de sa mort furent :
exortus [crinitae] stellae, : l’apparition d’une étoile [chevelue],
quam cometen uocant, : connue comme une comète,
tactumque de caelo monumentum Drusi patris, : la chute de la foudre (l’action du ciel) sur le tombeau de son père Drusus,
et quod eodem anno : et le fait que cette même année
ex omnium magistratuum genere [plerique] : la [plupart] des magistrats de tous rangs
mortem obierant.  : avaient connu la mort.
Sed nec ipse ignorasse aut dissimulasse ultima uitae suae tempora [uidetur], : Mais [il semble] qu’il n’ignorait pas lui-même (que c’étaient) les derniers moments de sa vie,
aliquot [quidem] argumentis. : [du moins] à quelques preuves.
Nam et cum consules designaret, : Comme et alors qu’il désignait les consuls,
neminem [ultra mensem quo obiit] designauit, : il ne désigna personne [au-delà du mois ou il trouva la mort],
et in senatu, : et au Sénat,
cui nouissime interfuit, : où il se trouva pour la dernière fois,
multum at concordiam [liberos suos cohortatus], : après avoir longuement [exhorté ses enfants] à la concorde,
[utriusque] aetatem suppliciter patribus commendauit, : il recommanda (le jeune) l’âge [de l’un et de l’autre] aux sénateurs avec force supplications,
et in ultima cognitione pro tribunali : et lors du dernier procès de son tribunal
accessisse ad finem mortalitatis, : qu’il était arrivé au terme de sa vie mortelle.
[quanquam abominantibus] qui audiebant, : [malgré les protestations] de ceux qui l’écoutait,
[semel atque iterum] pronuntiauit. : il déclara [une fois et de nouveau]

Introduction

Suétone est un homme politique, d’abord nommé a studiis (chargé de préparer des dossiers de toute sorte pour éclairer l’organisme de décision impérial, le consulium principis), puis ab epistulis (équivalent d’un ministre chargé des affaires administratives). C’est pendant cette période qu’il publie la vie des douze Césars (vers 120 après J.-C.). Ce passage s’intéresse à Claude, qui mourra probablement empoisonné par Agrippine – c’est le dernier chapitre de sa vie et on y découvre les présages qui annoncèrent sa mort.

I. Une nouvelle manière d’écrire l’histoire

• L’histoire à Rome est essentiellement analytique (cela permet de raconter des événements de tout ordre) c'est-à-dire chronologique avec des grandes scènes et des discours reconstitués pour donner plus de sens. Ici, exposé thématique – faits bruts et propos qui semblent authentiques. Cette manière de rapporter l’histoire déconcerte, c’est pourquoi Suétone est un auteur controversé.
• 6 faits rapportés brièvement : 3 présages et 3 déclarations montrant qu’il présentait sa mort. Le style est très sobre : 3 attributs du sujet et 3 propositions relatives sont utilisés alors que des phrases différentes étaient possibles. Pour les propos rapportés, on a des discours narrativisés dans les 2 premiers cas et du discourt indirect dans le 3ieme – ça résume ce que les romain avaient tendance à amplifier – c’est pourquoi Suétone est paru comme un écrivain original, soucieux des faits et pragmatique.
• C’est une démonstration : un mort annoncée dont lui-même n’en n’ignorait pas la pensée – les connecteurs logiques soulignent le caractère démonstratif (« Sed, nam »).

On peut donc s’interroger sur les idées qui orientent sa pensée d’autant qu’elle relève d’une logique curieuse.

II. Une logique curieuse

• Cette logique tourne autours du « sed » – on remarque qu’il n’est pas traduit ou de manière ambigüe dans les deux traductions proposées. Cette orientation échappe donc.
• Omission commode – on y voit un Suétone superstitieux, comme ses contemporains, mais aussi extravagant puisqu’il démasque l’esprit de ses personnages.
• Si l’on rétablie l’opposition entre les faits et la réaction de Claude, on voit un Suétone toujours superstitieux mais aussi, curieusement, soucieux de la vie intérieur de ses personnages.

Cette logique curieuse peut laisser soupçonner une orientation idéologique.

III. Une logique stoïcienne

• On a pas ici la croyance traditionnelle romaine en les présages – il ne s’agit pas d’éviter de conjurer l’évènement – au contraire chez Suétone, la mort annoncée se produit toujours. C’est donc une croyance fataliste – Suétone inaugure une orientation que le christianisme reprendra totalement : l’histoire providentialiste.
• D’après la doctrine stoïcienne, la seule chose que puissent faire les hommes c’est se préparer à accepter son destin – c’est d’ailleurs ce que fait Claude qui pressent sa destinée et l’accepte. Cette façon d’écrire l’histoire est ahurissante puisqu’elle va jusqu’à l’introspection – même si on l’a prise au sérieux grâce à son aspect pragmatique, elle est donc évidemment sujette à caution.
• L’image de Claude est maltraitée pendant tout le reste de l’exposé – présenté comme un imbécile, un esclave de ses femmes et affranchis, risée de tout le monde. Selon Suétone, il ne réussit qu’une chose dans sa vie : sa mort. Mais ce n'est pas rien, Sénèque est hanté par ce dernier acte, par lequel, tel Socrate, on se découvre tel qu'on est devant l'éternité.